La norme sociale, un obstacle pour les Hauts potentiels intellectuels dans le monde du travail

Une curieuse tendance s’observe ces dernières années dans nos séries télévisées : celle de la mise en avant de personnes socialement décalées car porteuses d’un mode de fonctionnement cognitif différent et interagissant, de manière « atypique », avec des environnements professionnels vus comme étant très codifiés.

 

Ainsi, les spectateurs ont pu successivement découvrir la psychologue Chloé St Laurent dans la série Profilages, le chirurgien Shaun Murphy dans Good Doctor ou la documentaliste Astrid Nielsen dans Astrid et Raphaëlle, dont les compétences personnelles « différentes » sont présentées comme étant un atout majeur pour les équipes avec lesquelles elles collaborent.

 

Car, au-delà de personnages distrayants et attachants, c’est sans doute là le message social que l’on peut retenir de ces séries : montrer que – sous certaines conditions – une coopération entre une majorité « normée » et une personne « différente » non seulement est possible mais peut également s’avérer fructueuse pour tous.

 

Les HPI mis en lumière

 

Dernier exemple en date, HPI (pour « Haut potentiel intellectuel »), la nouvelle série en prime-time de TF1, propose d’aller un peu plus loin dans cette exploration du « hors normes » en mettant en avant, cette fois-ci, une différence intellectuelle – un haut quotient intellectuel (HQI) – pour une fois située hors du diagnostic médical.

 

Et, ce glissement sur une population potentiellement (très) élargie – le HQI concerne mathématiquement 2 % de la population soit environ 1 300 000 personnes en France –, permet de poser de manière plus ouverte la question du décalage individuel à la norme sociale et la place compliquée qu’un individu « différent » peut y trouver, même s’il n’est pas – ou s’il ne se reconnaît pas – dans la définition d’une personne en « situation de handicap ».

 

 

Et ce choix constitue un changement majeur, en brouillant les frontières que l’on croit trop souvent immuables, entre le « normal » et le « pathologique » – pour reprendre le titre de l’ouvrage du philosophe français George Canguilhem – et en proposant de ne plus faire de la norme un idéal à atteindre individuellement mais bien à transcender collectivement.

 

Depuis début 2021, une étude croisée est menée, à partir de l’IAE de Paris, sur les perceptions de la valeur ajoutée des populations HPI d’un côté, et la population managériale de l’autre, dans le but de cerner au mieux les attentes de ces deux catégories d’acteurs, amenées, de fait, à coopérer sur un même lieu de travail.

 

Des attentes différentes

 

L’analyse des premiers retours donne à voir un certain nombre d’éléments intéressants, en particulier sur les priorités des individus HPI et celles recherchées par l’encadrement.

 

De manière assez systématique, et en cohérence totale avec, justement, leurs compétences cognitives, les individus HPI, lorsqu’ils sont interrogés sur leur « valeur ajoutée » pour l’entreprise, mettent en avant – voire très en avant, parfois – cette dimension vue comme objective de leurs compétences, que l’on pourrait qualifier de « technique interne » et qu’ils décrivent comme « Intuition, rapidité, capacité de faire le pas de côté […] » « Simplifier des problématiques très complexes », « Une agilité intellectuelle, [savoir] faire des liens entre différentes choses là où chez certains, c’est un peu plus segmenté ».

 

Mais, si ce goût affiché pour ce que l’on pourrait nommer « l’efficience » peut sembler extrêmement légitime dans le lieu de profit qu’est l’entreprise, elle relègue en revanche souvent mécaniquement la dimension « jeu social » au second plan. Ainsi, le temps nécessaire à la création, à l’entretien quotidien de liens interpersonnels et à l’indulgence qui peut en découler, est souvent malmené… au profit de tâches jugées plus utiles.

 

Le souci, c’est que la même question, cette fois-ci posée aux managers, affiche un ordre de priorité inversé. En effet, les compétences revendiquées ci-dessus comme un « talent » et une « valeur ajoutée » – à savoir, par exemple, « une capacité à absorber une forte charge de travail » ou « une capacité à aller au-delà des codes de l’entreprise » par le HPI – sont souvent vues comme « importantes », voire « très importantes » pour l’entreprise mais jamais citées en priorité dans les compétences recherchées au moment du recrutement.

 

En effet, avant de se poser la question des « compétences en plus (des autres) », les recruteurs mettent en avant les « compétences interpersonnelles » – d’autres diraient soft skills – à savoir : capacités d’intégration, d’adaptation… Et ces dernières, désormais princeps, font de fait de l’ombre à de potentielles compétences « différentes ».

 

On comprend bien, dans cette situation, que si la compréhension des priorités de l’entreprise n’est pas totalement partagée par les populations d’acteurs, alors peut rapidement s’infiltrer un sentiment de malaise des uns et de défiance des autres.

 

Le choix d’investir sur le long terme

 

Sauf que… Si l’on fait le choix de ne pas s’arrêter à ces postures individuelles « naturelles » et que l’on se recentre sur les objectifs finaux de l’entreprise, alors les deux populations se rejoignent.

 

En effet, si l’on admet que l’entreprise a besoin de compétences d’innovation pour avancer et que les soft skills et autres codes font parfois un peu défaut aux HPI, alors la solution consisterait, simplement, à faire en sorte que cette acquisition puisse se faire en interne, via une sensibilisation de l’encadrement, des coachings individuels ou collectifs, ou autre action permettant la réappropriation de ces éléments identifiés comme indispensables, par et pour l’entreprise.

 

C’est-à-dire, dans tous les cas, en investissant un temps individualisé pour que chacun trouve, non pas une place, mais sa place dans le collectif.

 

Comme le souligne Elizabeth Tchoungui, directrice exécutive Responsabilité sociétale chez Orange :

 

« La diversité cognitive, encore trop souvent méconnue, est une chance et une opportunité pour l’entreprise. […] Et je suis convaincue que la diversité est source d’innovation et de performance durable. […] J’ai la profonde conviction, que plus un profil est atypique, plus il a une force insoupçonnée ».

 

Soit investir dans l’individualité pour un apport supplémentaire et complémentaire au collectif. Un pari sur l’avenir collectif en pariant sur la différence individuelle ?

 

La normalité sera-t-elle d’être tous différents ?

 

Et si l’on accordait à la télévision cette vision prédictive de la société de demain ? Comme le soulignait déjà en 2015 Laurence Hersberg, directrice du Festival Série Mania, « Les séries servent de miroirs à la société ». En faisant le choix de présenter des particularités cognitives sous un jour favorable – c’est-à-dire non plus comme une « déficience » mais bien comme une possibilité d’apport de compétences différentes à l’intelligence collective de l’organisation qui les emploie – le petit écran se fait non seulement le porte-parole d’une minorité de plus en plus en recherche de visibilité, mais propose aussi des pistes à explorer pour l’entreprise, considérant chaque individu en termes de gestion simultanée de ses potentialités négatives – les risques, notamment psychosociaux – et positives – ces opportunités qu’on appelle le talent.

 

Mais, du coup, cela entraîne une nouvelle question. Car, finalement, cette gestion particulière que les acteurs impliqués revendiquent comme une réponse « différente » à une personne « différente », ne serait-elle pas, tout simplement, une réponse « adaptée » que chaque individu, indépendamment de sa distance à ce fantasme mathématique qu’est la norme, devrait recevoir ? Ainsi que le résume simplement un manager : « [La solution est peut-être] d’arrêter de faire des HPI une catégorie à part. HPI ou non, chaque personne est différente. Et, si elle a des forces/faiblesses peu importe qu’elle soit HPI ou non ».

 

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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