Le genre des troubles musculo-squelettiques

Face à l’explosion des troubles musculo-squelettiques, les enjeux sociaux, économiques et politiques sont nombreux : première cause de maladie professionnelle en France, en Europe et au Canada, ces pathologies engendrent des coûts économiques considérables pour les entreprises et la société sans compter leurs conséquences humaines en termes de qualité de vie (handicap ou inaptitude au travail, difficultés de maintien dans l’emploi, risque de désocialisation, souffrance physique et consommation médicamenteuse, etc.). Les facteurs de risque au niveau du poste de travail et de l’organisation du travail sont désormais bien identifiés. Toutefois, rares sont les études qui intègrent une perspective de genre afin de comprendre l’émergence de ce phénomène et d’identifier les actions de prévention à entreprendre. Cette perspective s’avère particulièrement pertinente pour l’ergonomie qui cible au centre de ses analyses l’activité réelle des travailleuses et des travailleurs. Nous le montrerons à travers deux études qui investiguent non seulement l’impact du travail sur leur santé, mais aussi les stratégies déployées par des travailleuses pour gérer leur douleur et ne pas perdre leur emploi.

 

L’approche ergonomique de l’activité réelle de travail permet d’analyser la façon dont les femmes et les hommes effectuent leur travail en engageant leur corps dans l’activité. L’ergonomie a aussi pour objectif de dévoiler les stratégies mises en œuvre par les hommes et les femmes pour réussir leur travail tout en préservant leur santé. Ces stratégies correspondent à des compromis entre le travail prescrit et le travail réel ainsi qu’à une gestion des perturbations internes et externes selon les marges de manœuvre disponibles. La personne réalise une activité de travail qui a pour finalité à la fois l’atteinte des objectifs de production et le maintien de sa santé. Cette activité n’est pas neutre, elle engage et transforme en retour celui ou celle qui l’accomplit [Teiger, 1993].

 

Cette approche contribue doublement à décaler le regard sur les troubles musculo-squelettiques et, dans chacun de ces décalages, la prise en compte du genre rend le regard encore plus pertinent. D’une part, elle permet d’aller voir de près les situations de travail des hommes et des femmes, d’en analyser finement les composantes et de rendre visibles les imprévus, les facteurs de variabilité, les défauts d’organisation, propices – notamment par leur méconnaissance – à l’apparition de ces troubles. D’autre part, elle insiste sur l’activité que déploient les hommes et les femmes dans ces situations, sur les ressources – largement sexuées – dans lesquelles ils puisent pour ce faire, interrogeant par là-même la notion d’« exposition », qui laisse trop souvent supposer des travailleurs passifs dans un environnement « à risque » [Laville, 1998].

 

Après quelques rappels statistiques sur les différences sexuées des conditions de travail et leurs liens avec les troubles musculo-squelettiques, nous appuierons notre réflexion sur deux recherches récentes : d’une part, une comparaison entre hommes et femmes dans l’automobile en France. Elle pose une question, préalable et nécessaire à toute démarche ergonomique : la compréhension des différences d’exposition aux contraintes de travail selon la division sexuée du travail et des différences de gestion de l’activité selon le sexe. D’autre part, dans un secteur très féminisé de l’industrie agroalimentaire de la transformation du crabe, la seconde recherche montre les stratégies mises en place par les travailleuses atteintes de troubles musculo-squelettiques pour gérer la douleur afin de pouvoir continuer à travailler et se maintenir en emploi. L’analyse des stratégies permet d’orienter les pistes de transformation des situations de travail.

 

Que disent les chiffres sur les troubles musculo-squelettiques des hommes et des femmes ?

 

Les recherches conduites depuis maintenant de nombreuses années soulignent que les troubles musculo-squelettiques sont une pathologie d’origine multifactorielle, où se trouvent associés des sollicitations biomécaniques (incluant des éléments tels que la répétitivité, la vitesse, la force, la posture, la durée, les vibrations, le travail au froid) et un engagement corporel et subjectif dans le travail, marqué par l’absence de marges de manœuvre individuelles et collectives et une faible prise sur son propre environnement, du fait des conditions organisationnelles et du contexte psychosocial [Daniellou et al., 2008 ; irsst, 2008].

 

Découvrir Cairn-Pro6Or, les hommes et les femmes ne sont pas exposés aux mêmes conditions de travail. Certaines, plus facilement repérables, mesurables, plus « reconnues » aussi (par des primes, ou des possibilités de départs anticipés, par exemple) concernent plus souvent les hommes : vibrations, bruit, chaleur, froid, expositions aux toxiques, radiations, charges lourdes, travail de nuit. Les conditions de travail des femmes sont plus souvent marquées du sceau de la répétitivité, de l’impossibilité d’interrompre son travail, de faibles marges de manœuvre, la situation des ouvrières étant à cet égard particulièrement révélatrice [Molinié et Volkoff, 1980 ; Gollac et Volkoff, 2002]. En 2005, les chiffres de la dernière Enquête nationale sur les conditions de travail du ministère du Travail viennent encore nous rappeler que 70 % des ouvrières mentionnent que leur travail est répétitif (contre 43 % des ouvriers), 51 % d’entre elles ne peuvent pas faire varier les délais fixés (41 % pour les ouvriers), 30 % ont un rythme de travail imposé par la cadence automatique d’une machine (19 % pour les hommes ouvriers) et 27 % par le déplacement automatique d’un produit ou d’une pièce (17 % pour les hommes ouvriers).

 

Dans l’enquête européenne sur les conditions de travail [Eurofound, 2012], 45 % des femmes et 41 % des hommes rapportent qu’ils ont ressenti des douleurs musculaires des épaules, du cou et/ou des membres supérieurs au cours des douze derniers mois. Même si les maladies professionnelles reconnues ne sont que la partie émergée de l’iceberg des douleurs musculo-squelettiques et si le processus de reconnaissance lui-même est aussi marqué par des représentations différentes du travail des hommes et des femmes, on constate cependant, en France, que toutes catégories socioprofessionnelles confondues, les femmes encourent, dans leur travail, plus de risque de souffrir de ces pathologies que les hommes. Les ouvrières sont de loin les plus vulnérables. Pour dix millions d’heures de travail, elles se sont vu reconnaître soixante-six troubles musculo-squelettiques, contre dix-sept pour les ouvriers hommes [Euzenat, 2010].

 

À partir des données de l’enquête Sumer de 2003, Nicole Guignon [2008] a tenté de construire un indicateur synthétique se rapprochant de ceux qui font consensus dans les recherches sur les « facteurs de risque » de troubles musculo-squelettiques [Sluiter, Rest et Fings-Dresen, 2001]. Les expositions retenues sont : le travail répétitif à cadence élevée (>20h/semaine) ; la manutention manuelle de charges (>20h/semaine) ; le travail avec contrainte visuelle (>20h/semaine) ; le travail au froid (>20h/semaine) ; le travail bras en l’air (>10h/semaine) ; le travail dans une autre position pénible (>10h/semaine) ; l’utilisation d’outils vibrants (>2h/semaine) ; une « demande psychologique » [1]

 

Si les femmes n’apparaissent globalement pas plus exposées que les hommes à ce risque (28 % dans les deux cas), c’est parce qu’elles sont concentrées dans les professions d’employés relativement moins exposées que les métiers ouvriers, où les hommes sont majoritaires. Mais, si on les compare aux hommes de la même catégorie socioprofessionnelle, elles sont systématiquement plus exposées.

 

Dans chacune de ces catégories, on peut identifier des caractéristiques du travail qui semblent différencier les hommes et les femmes. Les femmes cadres qui connaissent un fort risque de troubles musculo-squelettiques manquent plus souvent de soutien social que leurs collègues hommes. Pour les femmes des professions intermédiaires, à la forte « demande psychologique » et au travail sur écran, s’ajoutent les gestes répétitifs. Parmi les employés administratifs soumis à ce risque, les femmes ont plus souvent que les hommes de longues heures de travail sur écran. Chez les employés de commerce et de service, elles ont beaucoup plus fréquemment des postures pénibles, accroupies, en torsion mais aussi, dans une moindre mesure, des gestes répétitifs, un faible « soutien social », une forte « demande psychologique ». Parmi les ouvriers avec risque de troubles musculo-squelettiques, les femmes se distinguent par une surexposition aux contraintes visuelles et aux gestes répétitifs avec, en outre, pour les ouvrières non qualifiées, un surcroît de « demande psychologique » et un moindre soutien social relativement aux hommes.

 

Sous un même intitulé de catégorie socioprofessionnelle, les tâches à effectuer et l’organisation du travail sont différentes pour les hommes et pour les femmes et, donc, les conditions de travail et les risques professionnels qui en découlent. La pénibilité réelle, notamment pour les femmes, s’avère parfois bien différente de l’idée a priori qu’en ont les personnes en charge d’organiser le travail, et même des représentations spontanées des salariés. Les facteurs de risques liés au travail des femmes doivent être concrètement décrits, et leur importance mieux appréhendée, pour que les démarches de prévention et de transformation gagnent en efficacité.

 

Des représentations des troubles musculo-squelettiques dans le secteur de l’automobile

 

L’entreprise, son contexte politique, social et historique

 

L’entreprise, implantée dans une région marquée par une crise de l’emploi, est spécialisée dans la fabrication de pare-soleil pour l’industrie automobile. Elle est composée de deux ateliers de production principaux : l’un faisant l’injection en polystyrène du pare-soleil autour d’un cadre métallique (« presses »), le second appelé « finition », réalisant l’habillage (avec une feuille de polychlorure de vinyle – pvc – de chaque côté du pare-soleil, intercalée par une feuille de mousse) et la pose des accessoires (miroir, signalétique, etc.). La répartition des effectifs (n=167) dans ces deux ateliers montre une division sexuée du travail. Les femmes se trouvent majoritairement en finition (cent-vingt-trois femmes et vingt hommes). Les hommes occupent plutôt les postes en presse (vingt-deux hommes et deux femmes). La fabrication des pare-soleil s’est complexifiée : aux presses, plus d’inserts à déposer dans le moule et, en finition, ajout de divers éléments : miroir simple, miroir éclairant, signalétique, etc. Une augmentation des cadences est apparue au moment du rachat par un groupe espagnol en 1999.

 

La prise en compte des représentations des acteurs dans la prévention

 

Globalement, l’enjeu de cette recherche-intervention était de créer les conditions d’une prévention durable des troubles musculo-squelettiques à partir de la construction d’un diagnostic partagé sur les facteurs de risque [Caroly et Schweitzer, 2007].

 

Pour cela, nous avons constitué un comité de pilotage incluant le Directeur des ressources humaines, le Directeur Général, le responsable méthode, l’animateur sécurité, le médecin du travail. Préalablement, tous les acteurs ont été rencontrés lors d’un entretien sur leur perception des facteurs de ces troubles dans ce milieu de travail. Si l’importance du problème semble relativement partagée, les représentations du lien entre l’activité de travail et ces troubles apparaissent plutôt hétérogènes et ne se réfèrent pas à des évaluations conduites de façon rigoureuse.

 

Ainsi, le médecin du travail (en service interentreprises) souligne l’importance et la diversité des atteintes, mais aussi la difficulté à les rendre visibles :

 

« Il y a un tas de troubles musculo-squelettiques. J’ai découvert des gens qui n’avaient plus d’épaule, j’en ai vu un qui ne pouvait plus couper sa viande. Je dépiste et les gens déclarent ou non […] Ici il n’y a pas de chiffres car ils (la direction) ne veulent pas voir […] Les nouveaux embauchés veulent bien faire, mais ils sont en difficulté ».
17Selon lui, il y a des problèmes sur les presses (« la conception machine est insupportable ») et en finition (« les vieilles machines à dérouter »).

 

L’animateur sécurité, responsable des questions d’ergonomie dans l’entreprise, oscille entre observation des postes et rappel de la règle sur le bon geste à exécuter : en finition, « le geste le plus traumatisant, c’est le déroutage les gens ont du mal à accepter de changer leur façon de travailler ».

 

Le responsable méthode construit son jugement en référence à son expérience chez un autre équipementier automobile touché par les mêmes pathologies. « Je n’ai pas été choqué par les conditions de travail ici, sauf le déroutage. Il n’y a pas d’opération que je jugerais pénible ». Les causes des troubles seraient dans « les cycles courts de 15 à 20 secondes […] et le port de rouleaux pvc (en finition) ».

 

Pour le Directeur des ressources humaines, les causes sont à chercher dans la répétitivité des gestes traumatisants : « On a une activité manuelle, voire digitale ». Concernant les difficultés à effectuer une rotation des salariées toutes les deux heures, ce même directeur exprime son étonnement : « On trouve, sur des postes faciles, des gens en pleine forme et, sur des postes difficiles, des gens vieux ». Il est inquiet de l’apparition de pathologies chez des gens jeunes, notamment à propos de la dernière déclarée en troubles musculo-squelettiques pour un jeune homme aux presses, et l’attribue à une fragilité personnelle.

 

Quant au Directeur Général : « mon gros souci, c’est l’absentéisme, 80 % sont des femmes : enfant malade […] ». Les troubles seraient liés à des changements de génération : « les jeunes sont moins solides ».

 

La représentation sur les causes de ces troubles musculo-squelettiques est sous-tendue par un modèle relatif à une perception du risque propre à chaque acteur. Cependant, ils partagent un consensus sur le fait qu’ils sont plus nombreux dans l’atelier finition.

 

Les premières discussions au comité de pilotage tendent à chercher une étiologie du côté des fragilités individuelles et des contraintes biomécaniques plutôt que du côté des facteurs organisationnels. Voici quelques verbatim recueillis au cours de cette réunion :

 

« On a du mal à identifier les parcours des gens. D’après les plaintes cela est dû à des difficultés antérieures. Beaucoup de femmes travaillaient dans le textile avant. »
« Les tms, on les voit par les restrictions médicales, nombreuses en finition. »
« On a beaucoup de problèmes d’épaules, de tendinites, de gestes répétitifs »
« Parfois les salariés disent leurs difficultés. D’autres ont mal et ne veulent pas le dire. »
« Les tms peuvent être liés à des facteurs extraprofessionnels (ex : bucheronnage). »

 

Une méthodologie d’analyse du travail en ergonomie et épidémiologie

 

Dans le cadre de la reformulation de la demande d’intervention, la proposition faite combinait une approche par questionnaire pour évaluer les douleurs ressenties et les expositions, et des analyses plus approfondies de certaines situations de travail :

 

  • la construction de données de santé et d’expositions a reposé sur le « questionnaire tms » de l’Institut National de Veille Sanitaire [Roquelaure, Ha et Sauteron, 2005]. Cet autoquestionnaire, rempli par les salariés, lors d’un entretien avec l’infirmière du travail, vise à recueillir les douleurs ressenties et les caractéristiques du travail. Il devait permettre de mieux évaluer les facteurs de risques sur les postes en finition et aux presses.
  • l’observation ergonomique de situations de travail, en finition et aux presses, visait à déceler les difficultés réelles des ouvriers et des ouvrières et à interroger leurs façons d’y faire face.

 

Le sexe des corps souffrant de troubles musculo-squelettiques

 

Les résultats du questionnaire

 

Les données de santé recueillies à l’aide du questionnaire montrent d’abord l’ampleur du problème : plus de 90 % des salariés des deux ateliers mentionnent des douleurs ostéo-articulaires (150/163) – chiffre sans aucune mesure avec les quatre maladies professionnelles reconnues dans cette entreprise en 2002 au titre du tableau 57 « affections périarticulaires » du Régime Général. Une analyse plus fine a été effectuée par secteur.

 

En finition, les femmes semblent avoir un peu plus souvent des douleurs que les hommes : 7/122 ne mentionnent pas de douleur, contre trois hommes sur dix-neuf. Les plus âgées d’entre elles citent souvent plusieurs zones douloureuses. Aux presses, dix-neuf hommes sur vingt-deux signalent des douleurs ostéo-articulaires dans plusieurs zones articulaires.

 

Mais en finition, les douleurs mentionnées par les femmes et par les hommes ne portent pas tout à fait sur les mêmes localisations. Les douleurs ostéo-articulaires le plus souvent citées par les femmes sont celles des épaules/bras (74/122), des mains/poignets (71/122), du bas du dos (71/122) et de la nuque/cou (67/122) – de nombreuses femmes évoquent plusieurs zones articulaires douloureuses. Les femmes les plus âgées désignent un peu plus souvent des douleurs aux épaules/bras ou aux mains/poignets que les plus jeunes. Les hommes qui travaillent en finition rapportent également des douleurs articulaires concernant les épaules/bras (12/20) et le bas du dos (13/20), mais pas de douleurs à la nuque/cou et aux mains/poignets.

 

Dans les postes de presses, occupés par les hommes, les douleurs ostéo-articulaires se localisent principalement sur le bas du dos (15/22) et les épaules/bras (13/22).

 

L’analyse des résultats du questionnaire sur les facteurs d’exposition biomécanique confirme que dans les deux ateliers, la réalisation du travail suppose presque toujours d’effectuer des gestes répétitifs et ne permet pas de reposer les avant-bras. Aux presses, les hommes sont davantage dans une posture penchée, travaillent avec les bras écartés et doivent souvent pincer, presser avec leurs doigts. En finition, les hommes, et plus encore les femmes, rapportent qu’ils doivent attraper des objets derrière le dos. Et les femmes signalent plus que les hommes qu’elles doivent travailler les bras en l’air, tenir des postures penchées, et faire des gestes précis.

 

Ces différences dans les facteurs d’exposition biomécanique se conjuguent avec des différences relevant plus de dimensions organisationnelles. En finition, pour les hommes autant que pour les femmes, le rythme de travail semble très largement dépendant du travail des collègues, ce qui est plus rare aux presses.

 

Les résultats de l’observation de l’activité de travail des hommes et des femmes

 

L’analyse de l’activité réelle apporte des éléments d’interprétation des résultats quantitatifs et de compréhension des difficultés et de l’engagement du corps dans le travail selon le sexe. Ces observations ergonomiques portent principalement sur le travail des femmes en finition et sur celui des hommes aux presses, choix issu de l’orientation du comité de pilotage basée sur des représentations clivées de la division sexuée du travail (les hommes aux presses et les femmes en finition).

 

Les femmes sur les postes de finition se trouvent dans des îlots de production composés de quatre ou cinq postes, qui dépendent les uns des autres selon un mode de production en « one piece flow » .

 

En réalité, les ouvrières, quand elles s’entendent bien, réorganisent la rotation. Par exemple, certaines ouvrières âgées ayant des douleurs n’effectuent pas la rotation afin de pouvoir adapter leur gestuelle au poste et tenir le rythme de travail.

 

M., 50 ans, deux années d’ancienneté. Elle a été opérée du syndrome du canal carpien dans son ancien métier de montage d’ustensiles (sept années en fabrication après douze années dans la grande distribution). Elle a eu mal à l’épaule au moment du changement de la soudeuse. Sa stratégie est d’appuyer son corps contre la soudeuse et de bouger un peu pour éviter la douleur. Elle préfère rester sur ce poste et fait moins la rotation.

 

Quand l’entraide n’est pas possible au sein de l’îlot, les ouvrières âgées développent d’autres stratégies gestuelles et posturales.

 

N., âgée de 45 ans, dix ans d’ancienneté, dit avoir mal à la main droite. Quand on l’observe sur le poste d’emboîtement du miroir sur le pare-soleil, elle indique : « on pousse, on presse sur le bouton, on tire sur le miroir avec les trois doigts en pince. On enfile le faisceau, on presse tout le temps ». Elle fait la rotation comme tout le monde et met en œuvre plusieurs stratégies sur ce poste : poser le pare-soleil sur la table car l’imprimante est trop haute et lui fait mal au bras, faire varier les positions de la main et bouger les jambes, etc.

 

Selon les postes et les aléas (température extérieure, qualité des éléments assemblés, vieillissement des outillages…), les ouvrières mobilisent plus ou moins difficilement une forte attention pour différencier un « bon » pare-soleil d’un « mauvais », selon les critères de ce qu’elles jugent être un « beau travail ». Cet élément de complexité dans l’activité des ouvrières se trouve de plus en tension avec la pression de la hiérarchie de « faire vite ». Les tensions entre « faire vite » et/ou « faire bien » sont exacerbées chez les ouvrières qui effectuent leurs gestes avec un corps souffrant.

 

C., âgée de 47 ans, ayant travaillé auparavant vingt-trois années dans le textile, a deux mois d’ancienneté dans l’entreprise et a des douleurs chroniques au dos. Quand elle tourne sur les postes, elle ne tient pas le rythme, les pare-soleil s’accumulent sur son plan de travail. Elle ne connaît pas bien l’aménagement du poste, ni les références « je dépends d’elles (équipe) et je ne suis pas bien. C’est tendu et je voyais bien que derrière (aval) elles n’étaient plus à leur rythme, j’ai peur de ne pas suivre ». Elle en vient à privilégier la vitesse et n’a pas le temps de voir les défauts. La tension est importante pour elle du fait que les mauvaises pièces seront comptabilisées dans la performance de l’équipe.

 

Les hommes aux presses sont penchés en avant car l’emplacement pour déposer les inserts dans le moule est assez bas sur la machine par rapport à leur corps. Lorsque l’opérateur est de grande taille, s’ajoute à cette posture penchée une cassure au niveau des cervicales, pour pouvoir voir le moule dans la presse et y déposer l’insert pincé entre les doigts. Chaque poste est composé de quatre presses, ayant des caractéristiques différentes selon le nombre d’inserts à déposer. Les opérateurs ne sont pas en situation de dépendance les uns par rapport aux autres. La rotation est théoriquement imposée tous les jours avec un changement de poste. En réalité, celle-ci n’est pas effectuée par tout le monde.

 

P., âgé de plus de 50 ans, petit en taille. Il reste souvent sur le premier poste qui comporte le plus d’inserts à mettre dans le moule. Il est reconnu par l’équipe pour sa rapidité et son habileté à déposer des inserts difficiles à pincer et à loger dans le moule. Sa petite taille peut faciliter ce travail qui s’avère difficile pour ceux qui sont de grande taille.

 

Par ailleurs, les ouvriers développent des stratégies d’anticipation du fonctionnement temporel de chaque machine pour gagner du temps et avoir quelques minutes de récupération en posture droite.

 

J., âgé de 42 ans, qui a mal au dos, connaît bien le fonctionnement de chaque machine. Sur l’un des postes, sa stratégie est d’organiser le chargement des machines, non pas dans le sens du prescrit (faire de la machine 1 à 4) mais dans l’ordre qui correspond à la rapidité de la presse et à son appréciation de la difficulté à mettre les inserts dans le moule. Il commence par la machine 1, puis la 3, revient à la 2 et finit par la 4. Cette stratégie lui permet d’économiser des déplacements, d’avoir une production en continu et d’avoir quelques minutes à la fin de ce cycle pour récupérer. Devant la machine 1, il prépare quelques inserts, en les pressant une première fois pour faciliter la mise dans le moule. Il les dépose sur une tige prévue pour déposer les pare-soleil, évitant ainsi une flexion de son corps au moment du chargement dans le moule.

Quand P., âgé de 49 ans revient d’un arrêt maladie de dix jours pour une cervicalgie, il porte encore une minerve et propose d’aller sur le poste 6, récemment conçu. La hauteur de la presse y reste basse et les machines sont plus espacées, obligeant donc à plus de déplacements. Ce choix de P. d’aller sur ce poste, reconnu comme le plus difficile par l’équipe eu égard à la pression temporelle, relève pour lui de l’entraide aux collègues, qui ont dû souffrir durant son absence.

 

Prendre en compte le sexe en ergonomie pour prévenir les troubles musculo-squelettiques

 

La restitution au comité de pilotage de l’analyse du travail, couplée aux données épidémiologiques, a permis de donner aux acteurs de l’entreprise des connaissances pour comprendre la survenue des troubles et la façon dont les ouvrières et les ouvriers développent des stratégies pour continuer à réaliser leur travail de manière efficiente, tout en essayant de gérer leurs douleurs. Les acteurs ont pu prendre conscience des douleurs des salariés, différentes selon la division sexuée informelle du travail. Leur représentation des facteurs de risque s’est enrichie en identifiant des facteurs biomécaniques chez les hommes aux presses et la combinaison de facteurs biomécaniques et de contraintes psychologiques et sociales chez les femmes en finition. Ces analyses les ont conduits à engager quelques actions de prévention prenant en compte explicitement le sexe :

 

  • amélioration de la conception de nouveaux postes de presses, pour les hommes, en surélevant la hauteur du moule à la taille des opérateurs, en rajoutant une tablette devant pour préparer les inserts, en ajustant le temps de presse de la machine pour tenir davantage la cadence entre les quatre machines. Une réflexion a été menée sur la conception des moules pour faciliter l’installation des inserts.
  • amélioration des conditions de la rotation des femmes en finition : des fiches de postes ont été réalisées pour aider les ouvrières dans l’apprentissage des tâches, ainsi que des aménagements de poste pour faciliter la rotation.

 

Cette recherche-intervention, basée sur une approche ergonomique de l’analyse de l’activité, montre qu’avant d’engager l’entreprise dans une démarche de prévention, il apparaît important d’enrichir au préalable les représentations des acteurs sur les difficultés des hommes et des femmes dans leur activité de travail et de rendre visible la division sexuée du travail là où elle existe. Le comité de pilotage a pu construire une vision commune des difficultés du travail selon l’âge et le sexe et orienter ses actions de prévention, en respectant l’activité des hommes et des femmes et en cherchant les moyens de la faire évoluer. La prévention peut se construire sur la compréhension des différences d’activité ancrées dans la division sexuée du travail. Elle implique la construction de marges de manœuvre qui pourraient aider les hommes et les femmes dans l’élaboration de gestes protecteurs pour la santé, en fonction des modes d’organisation du travail, et suggérer des améliorations des dispositifs technicoorganisationnels.

 

Des représentations des acteurs aux stratégies développées par des travailleuses pour gérer leur douleur

 

La seconde étude, réalisée dans l’industrie agroalimentaire de la transformation du crabe au Canada, illustre l’apport de l’analyse ergonomique de l’activité à la compréhension des stratégies de gestion de la douleur que développent les travailleuses.

 

L’identification des mécanismes d’atteintes à la santé liés au travail passe par une description de l’usage du corps au travail. Cette compréhension de la manière dont l’activité mobilise le corps implique la mise en évidence de la finesse des habiletés gestuelles ainsi que des stratégies de régulation réalisées par le corps pour atteindre les objectifs fixés [Petit, Chassaing et Daniellou, 2009]. C’est par la prise en compte du geste dans toutes ses dimensions que l’ergonome parvient au ressenti des symptômes du corps, à la conscience des gestes de travail ainsi qu’à l’identification des situations ou des conditions qui les engendrent et qui seront la cible des transformations.

 

L’étude des stratégies de la gestion de la douleur met en évidence la manière dont l’activité mobilise le corps non seulement dans le cadre du travail mais également au-delà du travail, c’est-à-dire dans la vie familiale et les activités extraprofessionnelles.

 

Quand se maintenir au travail demeure la seule issue

 

Les travailleurs et les travailleuses de l’industrie de la transformation du crabe au Canada sont en grande majorité de statut saisonnier et vivent dans des régions éloignées des grands centres urbains où les possibilités de travail sont très limitées. Une saison de travail dure de dix à dix-sept semaines consécutives. L’assurance-emploi constitue leur unique revenu lors de la période hors saison.

 

Or, les minces possibilités d’emplois de rechange pour les femmes, ainsi que la non prise en compte des heures passées à recevoir des indemnités de compensation pour l’éligibilité à l’assurance-emploi, incitent les travailleuses de ce secteur à demeurer au travail en dépit des douleurs et à gérer elles-mêmes leur douleur [Major, 2011] plutôt que de s’absenter du travail. C’est dans ce contexte que les travailleuses de ces usines développent des stratégies qui leur permettent de demeurer au travail [Major et Vezina, 2011].

 

Ces risques liés au contexte, ainsi que la prévalence élevée de troubles musculo-squelettiques chez les travailleuses nous ont amenées à nous concentrer sur la situation des travailleuses. Cette étude en ergonomie avait pour but de comprendre comment ces travailleuses parviennent à se maintenir au travail. Cette compréhension a permis à la fois d’apporter une reconnaissance du travail réalisé par les femmes et de proposer des transformations qui prennent en considération leur réalité, leurs caractéristiques, ainsi que les difficultés rencontrées.

 

Méthodologie : apport de l’analyse de l’activité pour l’étude des stratégies des travailleuses

 

Stratégie de recherche et méthodes de recueil des données

 

La stratégie de recherche repose sur une étude ergonomique centrée sur l’analyse de l’activité de travail. Afin d’analyser en profondeur les stratégies développées par les travailleuses pour gérer leur douleur, seize travailleuses ont été suivies pendant deux années consécutives. Huit des travailleuses provenaient d’une usine de transformation du crabe située au Québec et les huit autres d’une usine dans une autre province du Canada, à Terre-Neuve.

 

Des observations de l’activité et de l’organisation du travail, divers entretiens (entretiens au début de la saison, entretiens de suivi quotidiens, entretiens de validation à la fin de la saison), ainsi que l’analyse de documents des entreprises ont été réalisés.

 

Les stratégies correspondent aux moyens que prennent les travailleuses pour diminuer leur douleur. Trois classes de stratégies ont été étudiées : activité de travail ; requêtes auprès d’autres personnes pour modifier leur situation de travail ; et stratégies médicales et personnelles [Major, 2011].

 

Caractéristiques de la population

 

Les travailleuses choisies devaient avoir été exposées aux conditions du travail saisonnier dans une usine de crabes depuis plus de dix années et vivre des épisodes de douleur au travail. Elles occupaient différents postes de travail afin de couvrir une variété de situations (sélection, empaquetage, etc.) et obtenir ainsi un éventail étendu de stratégies. Les moyennes d’âge et d’ancienneté pour les huit travailleuses de l’usine du Québec sont de 46 ans et douze années et, pour celles de Terre-Neuve, de 47 ans et vingt-trois années. La différence d’ancienneté entre les travailleuses des deux usines s’explique, notamment, par l’écart entre l’année d’apparition de chacune des deux usines au sein de ces deux provinces canadiennes. Il existe une grande variabilité entre les travailleuses concernant le nombre et les sites corporels de douleur rapportés. Cependant, la plupart (14/16) des travailleuses mentionnent des douleurs aux épaules et, ce, pour la durée complète de la saison. La majorité des travailleuses (12/16) ont occupé plus d’un poste.

 

Caractéristiques des deux usines de transformation du crabe

 

L’usine de Terre-Neuve compte, environ, trois-cent-quinze travailleurs affectés à la production et l’usine du Québec, cent-trente. Le procédé de transformation du crabe employé est similaire dans les deux usines, mais une plus grande parcellisation des tâches existe à l’usine de Terre-Neuve où les équipements sont plus modernes. Les femmes occupent les postes de triage, empaquetage, pesage et emballage ; des postes situés « au cœur de la ligne de montage ».

 

Conditions de travail dans l’industrie de la transformation du crabe

 

Les conditions de travail au sein de ces usines présentent d’importantes contraintes pour la santé des travailleurs et des travailleuses. Le travail est réalisé dans des conditions de froid et d’humidité avec présence de courants d’air à certains endroits. Au sein des usines étudiées, le travail est réalisé en posture debout et statique sur un plancher de ciment ; le rythme de travail est imposé en partie par la vitesse du convoyeur et en partie par le rythme de travail des travailleurs des postes en amont (poste de cassage du crabe), des postes occupés en grande majorité par des hommes. Le travail est très répétitif. À titre d’exemple, pour les postes de cassage, triage, empaquetage et emballage du crabe, la durée des cycles de travail était de moins de dix secondes à l’usine du Québec et de moins de cinq secondes à celle de Terre-Neuve. Les contraintes temporelles liées au contexte du travail saisonnier conduisent à de longues heures de travail à l’échelle quotidienne (max : 15,75 heures) et hebdomadaire (max : 79 heures), ainsi qu’à un nombre important de jours de travail consécutifs sans jour de repos (max : vingt jours). Ces valeurs maximales ont été atteintes au cours des deuxième et troisième semaines de la saison [Major, 2011].

 

Résultats

 

Une variété de stratégies développées pour gérer la douleur

 

Malgré les contraintes de travail fortes, les travailleuses qui présentent d’importantes incapacités d’origine musculo-squelettique poursuivent leur travail. La mise à plat des moyens mis en œuvre pour gérer la douleur afin de se maintenir au travail fait ressortir une grande variété dans les trois classes de stratégies retenues.

 

Des exemples pris chez trois travailleuses occupant le même poste (empaquetage du crabe) au sein d’une même usine peuvent illustrer l’apport de l’analyse des stratégies à la compréhension des difficultés rencontrées par les travailleuses dans l’usage du corps au travail, ainsi que pour interroger les actions de prévention de risque de troubles musculo-squelettiques. Au poste d’empaquetage, les travailleuses doivent saisir le morceau de crabe sur le convoyeur, en vérifier le poids et l’état et le déposer dans un des deux paniers situés autour de leur poste de travail.

 

Les stratégies reliées à l’activité de travail

 

À titre d’exemple, soulignons notamment le discernement visuel de la grosseur des morceaux de crabe sur le convoyeur par les empaqueteuses plutôt que l’utilisation de la balance. Avec cette façon de faire, les travailleuses disent réussir à ne pas exacerber leur douleur aux épaules.

 

L’identification des divers moyens utilisés de gestion de la douleur a permis de repérer plusieurs facteurs de risques musculo-squelettiques dont :

 

  • la quantité importante de morceaux de crabe défilant sur le convoyeur : cette situation a pour répercussion d’augmenter le nombre de manipulations inutiles telles que pousser les morceaux de crabe sur le convoyeur, en saisir un et constater après coup qu’il ne correspond pas à la grosseur que la travailleuse doit emballer. Elle doit donc le rejeter sur le convoyeur, et s’étirer lorsqu’elle aperçoit un morceau de crabe qui semble correspondre à ce qu’elle emballe plutôt que de saisir ce qui est près d’elle ;
  • l’aménagement du poste de travail : l’emplacement et la disposition des outils et de l’équipement de travail imposent aux travailleuses de devoir placer leur balance à l’endroit prévu sur leur poste de travail. À cet endroit, les travailleuses doivent s’étirer (flexion importante des épaules et flexion du tronc) si elles désirent déposer un morceau de crabe sur la balance. Aussi, afin de ne pas créer ou de ne pas augmenter leurs douleurs aux épaules, les travailleuses ont développé la stratégie de ne pas utiliser la balance.

 

De plus, l’identification de ces stratégies a permis non seulement d’identifier et de comprendre les difficultés rencontrées par les travailleuses, mais aussi de cibler des actions de prévention des troubles musculo-squelettiques. Un groupe de travail composé de travailleuses, d’agents de la maintenance et de l’ergonome responsable de l’étude a été mis sur pied afin d’élaborer et de proposer diverses pistes de solutions à ces situations à risque. Les recommandations qui ont été implantées concernent la mise en place d’un système de contrôle pour régler la fréquence à laquelle les crabes sont déversés sur le convoyeur, la mise en place d’un système de communication efficient entre les différents départements de l’usine, la prise en compte de l’activité de travail pour la conception d’une nouvelle table d’empaquetage, etc.

 

Des stratégies de demandes auprès d’autres acteurs de l’entreprise pour modifier leur situation de travail

 

Les analyses réalisées auprès de l’ensemble des travailleuses étudiées (n=16) ont permis de faire ressortir trois catégories de requêtes formulées par les travailleuses auprès d’autres personnes de l’entreprise (autres que les collègues travailleurs et travailleuses) pour modifier leur situation de travail : demandes aux superviseurs, à l’entreprise et à la maintenance. Les stratégies développées dans cette catégorie sont beaucoup moins nombreuses que celles concernant l’activité de travail.

 

Des stratégies sur le plan personnel et médical

 

Les diverses catégories de stratégies qui se dégagent sur le plan médical et personnel (médicaments, traitements, organisation à la maison, activité personnelle, gestion du temps et attitude face à la douleur) peuvent être élaborées par les travailleuses dans le cadre de leur travail mais également à l’extérieur de ce cadre. Un bref aperçu de la situation familiale de chacune de ces trois travailleuses se doit donc d’être présenté :

 

  • la première travailleuse n’a plus d’enfant à la maison et habite avec son conjoint qui est à la retraite.
  • la seconde travailleuse a trois enfants (âgés de 7 mois, 4 ans et 8 ans) et son conjoint travaille de jour dans une entreprise d’exploitation d’un gisement métallurgique.
  • la troisième travailleuse a deux enfants dont l’un (âgé de 16 ans) était à la maison pour la moitié de la saison de travail en 2006. Son conjoint travaille au débarquement au port et, tout comme elle, est un travailleur saisonnier.

 

Parmi les diverses stratégies utilisées, l’aide du conjoint et de la famille pour le partage des tâches domestiques est mentionnée par les trois travailleuses, peu importe la situation familiale de chacune. Plusieurs activités mises en œuvre au niveau médical et personnel permettent aux travailleuses de se relaxer et c’est de cette façon qu’elles rapportent réussir à gérer leur douleur. Par exemple, les trois travailleuses soulignent que prendre un bain chaud en arrivant du travail leur permet de se détendre, de relâcher les tensions de la journée et ainsi de diminuer ou du moins d’« être capables d’endurer » leur douleur. Par ailleurs, plusieurs des stratégies relèvent d’une planification des activités. Par exemple, les seconde et troisième travailleuses rapportent préparer plusieurs repas à l’avance durant la période hors saison ; elles vont visiter leur médecin avant le début de la saison et demandent des anti-inflammatoires au cas où la douleur serait trop importante durant la saison.

 

Les retombées d’une analyse genrée du travail sur l’action et la recherche

 

Ces deux recherches-interventions en ergonomie montrent comment l’analyse de l’activité permet de renouveler les questions de recherche sur les modalités et les effets de la division sexuée du travail. Dans la première étude, les représentations des acteurs jouent un rôle dans l’identification des facteurs d’exposition au risque de troubles musculo-squelettiques, qu’il est nécessaire de déconstruire pour reconnaître ce qui se joue réellement dans l’engagement du corps au travail des hommes et des femmes. Dans la seconde étude, les stratégies développées par les travailleuses pour continuer à travailler, qu’elles soient reliées à l’activité de travail ou qu’elles soient personnelles ou médicales, mettent en évidence l’insuffisance des régulations organisationnelles et institutionnelles. Ces deux études soulignent chacune à leur manière l’utilité d’une approche de genre dans l’intervention ergonomique : cette approche est essentielle pour déconstruire des représentations des acteurs de l’entreprise sur le travail des hommes et des femmes en élargissant le choix des situations à observer et en interprétant les plaintes exprimées par les salarié-e-s au regard des difficultés rencontrées dans l’activité. Cette approche permet de montrer en particulier que les stratégies dans le travail dépendent non seulement de la division sexuée des tâches, mais également d’une gestion globale de l’activité comprenant des articulations entre le travail et le hors travail. Elle permet de guider les actions de transformation du travail en tenant compte des stratégies spécifiques que les femmes et les hommes mettent en œuvre.

 

Une meilleure prise en compte de l’analyse de l’activité réelle de travail dans les études menées au prisme du genre conduit à plusieurs perspectives :

 

  • Sur le plan théorique : les hommes et les femmes mettent en œuvre des stratégies de préservation de leur santé différentes, selon la manière dont leur gestuelle est reconnue comme pouvant être pénible et avoir des conséquences sur leur santé, et selon les modalités de développement de cette gestuelle en fonction de leur expérience et du collectif de travail [Assunçao, 1998 ; Chassaing, 2006]. Le corps au travail se manifeste par des actions individuelles ou collectives visant à préserver la santé quand les conditions de travail le permettent. Il est possible, par le biais de l’analyse de l’activité de comprendre comment les salariés hommes et femmes font face à la douleur dans leur corps et comment leur discours sur leur santé peut être influencé par les processus de construction sociale de la pénibilité et de sa reconnaissance. L’analyse de l’activité apporte ainsi un nouveau regard sur le travail des hommes et des femmes. La prise en compte de stratégies hors travail (personnelles et médicales) des femmes enrichit l’analyse de l’activité sur les liens entre la santé et l’efficacité.
  • Sur les méthodes : les critères d’évaluation des contraintes d’exposition comme le « mouvement répétitif » ou la « posture pénible » peuvent être biaisés par la représentation sociale de la pénibilité associée, comme on le sait, aux travaux dits lourds et réalisés par des hommes. L’analyse de l’activité issue des observations des salariés hommes et femmes en situation de travail et des entretiens sur le vécu de leur douleur permet de compléter et de donner du sens à l’interprétation des données quantitatives de santé au travail des unes et des autres.
  • Sur le plan pratique, plusieurs pistes sont à explorer pour une amélioration des conditions de travail tenant compte du genre :
     - 
    la reconnaissance d’un corps souffrant au travail de façon différente selon les postes occupés par les hommes et les femmes et selon leur expérience gestuelle dans l’activité ;
    -  
    l’adaptation des postes de travail des hommes et des femmes qui pourrait diminuer les contraintes d’exposition spécifiques à chacun et leur donner des environnements de travail favorisant le développement de leur propre gestuelle ;
    - la recherche des modalités de construction d’une certaine mixité sur les postes sous certaines conditions [Messing et Elabidi, 2003].

 

Une analyse ergonomique de l’activité intégrant le genre ouvre aussi des perspectives dans deux domaines peu abordés ici :

 

  • La gestion des parcours travail-santé différenciée selon les hommes et les femmes tout au long de la vie. Le corps des hommes et des femmes n’est pas sollicité de la même manière au fil du temps. Ils-elles ne sont pas soumi-se-s aux mêmes contraintes dans leur itinéraire professionnel et personnel et ne vont pas ressentir les effets du travail de la même façon aux différents âges de la vie.
  • Une meilleure reconnaissance des maladies professionnelles. Les critères légaux de reconnaissance des maladies professionnelles, tout comme les pratiques de déclaration, sont basés sur des représentations des expositions et des risques qui sont façonnées par les rapports sociaux de sexe [Probst, 2009 ; Lippel et Cox, 2012]. Ces biais ont des conséquences en termes d’accès aux prestations – les femmes étant souvent discriminées dans ce processus – mais aussi sur la reconnaissance sociale des atteintes à la santé dues au travail. Les critères et pratiques de reconnaissance des troubles musculo-squelettiques comme maladies professionnelles contribuent en retour à établir des représentations stéréotypées sur les risques, qui guident les acteurs de l’entreprise dans leurs actions de prévention. Ainsi, le fait qu’en France, les travailleuses représentent désormais la majorité des cas reconnus d’affections périarticulaires [Caisse Nationale de l’Assurance Maladie des Travailleurs Salariés, 2009] contribue à occulter l’exposition des travailleurs aux risques de troubles musculo-squelettiques professionnels. Etape nécessaire pour mettre en place des actions de prévention adaptée, l’analyse de l’activité réelle déployée par les femmes et les hommes permet d’éviter de naturaliser ou de renvoyer à des facteurs extraprofessionnels les différences observées.

 

En conclusion, l’apport de l’approche ergonomique de l’activité vise à comprendre les contraintes internes et externes que rencontrent les hommes et les femmes dans leur travail et les manières de les réguler dans les situations de travail et dans la sphère extraprofessionnelle. Un regard sur le travail réel et notamment sur les stratégies mises en œuvre dans l’activité par les hommes et les femmes pourrait aider à préserver leur santé en permettant de cibler les actions pour une prévention des troubles musculo-squelettiques.

 

Notes

 

  • [1] Notions développées et mesurées à partir du questionnaire de Karasek, repris dans l’enquête Sumer : la « demande psychologique » agrège des questions sur la perception de la charge de travail et de la contrainte de temps ; le « soutien social » agrège des questions sur l’aide apportée par les collègues et par la hiérarchie.
  • [2] Cela signifie que 75% des salarié-e-s ont un score inférieur à cette valeur et 25% un score supérieur.
  • [3] Cela signifie que 75% des salarié-e-s ont un score supérieur à cette valeur et 25% un score inférieur.
  • [4] L’intervention vise la production de connaissances pour la recherche. En effet, l’analyse du travail est restituée au comité de pilotage qui va orienter les pistes de transformation de la situation de travail.
  • [5] En service interentreprises de santé au travail, le médecin intervient pour plusieurs entreprises.
  • [6] Geste qui consiste à enlever le reste de plastique, en trop sur le pare soleil, en tirant et tournant.
  • [7] Les fonctions des acteurs qui prennent la parole n’ont pas été relevées de manière précise.
  • [8] Quatre personnes n’ont pas répondu sur cette partie santé du questionnaire.
  • [9] Traduction : une pièce à la fois, c’est-à-dire une production sans stock intermédiaire.
  • [10] Petit stock de produits entre deux postes.
  • [11] Au Canada, l’assurance-emploi offre des prestations aux personnes qui ont perdu leur emploi sans en être responsables (manque de travail, travail saisonnier, etc.), qui sont disposées à travailler et qui sont prêtes à le faire, mais qui ne peuvent pas trouver de travail [Services Canada, 2012]. Afin d’être éligibles aux prestations d’assurance-emploi, les travailleurs doivent cumuler le nombre d’heures requis au cours de la saison. S’ils cessent de travailler pour un problème de santé indemnisé auprès de leur commission de la santé et de la sécurité du travail, le temps d’arrêt de travail n’est pas comptabilisé dans les heures travaillées ce qui diminue leurs chances d’accéder à l’assurance-emploi.
  • [12] En 2008, les femmes représentent 61% des 33 682 cas avec arrêt reconnus selon le tableau 57 (affections périarticulaires) du régime général de la Sécurité sociale.

 

Source : www.cairn.info

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